Par Martin SZEWCZYK, Conservateur du patrimoine,
Chargé des Antiquités grecques, étrusques et romaines
au Centre de recherche et de restauration des Musées de France.
Martin Szewczyk est venu faire une communication au musée le 21 septembre 2018 à propos des statues de l’hôtel de Chepy. Il a eu la gentillesse de bien vouloir nous transmettre un résumé de son intervention, ainsi que ses photos, à propos de certains des aspects abordés lors de cette séance.
https://www.amis-musee-abbeville.fr/2017/10/13/2018-un-mécénat-pour-l-année-boucher-de-perthes/https://www.amis-musee-abbeville.fr/2017/10/13/2018-un-mécénat-pour-l-année-boucher-de-perthes/
Les Statues de marbre de l'Hôtel de Chepy, petite histoire d'une résurrection
Les grandes statues en marbre qui encadraient l’entrée principale de l’hôtel particulier de Jacques Boucher de Perthes et premier musée de la ville, l’hôtel de Chepy (fig. 1 et 2), faisaient la fierté des Abbevillois, comme en témoigne avec enthousiasme le rédacteur du guide publié en 1906 :
« Le perron est décoré de deux statues grecques antiques, en marbre de Paros, hautes de 2 mètres, représentant Esculape et Hygie. Ces deux belles statues, placées d’abord dans la salle à manger, ont appartenu au cardinal Fesch, qui les rapporta de Rome. » (Musée Boucher de Perthes, guide sommaire illustré du visiteur, Abbeville, 1906, p. 1)
Ravagées avec le musée en 1940, lors du bombardement de la ville (fig. 3), on a longtemps cru que ces statues avaient partagé le sort de l’hôtel lui-même. Elles furent déclarées, après la guerre, parmi les collections perdues.
Le mérite de leur redécouverte revient aux équipes du musée Boucher de Perthes : trois statues de marbre attendaient patiemment, dans l’arrière-cour du nouveau musée, l’heure à laquelle on jetterait à nouveau sur elles un œil curieux.
Identifiées aux statues qui formaient l’apparat de l’ancien musée, leur intérêt apparut aux responsables du musée, qui décidèrent de les faire restaurer, et à l’association des Amis du musée Boucher de Perthes, qui s’engagea à financer en partie ces travaux dans le cadre de l’année Boucher de Perthes, cent-cinquantenaire du décès de l’érudit.
Dans ce cadre, le Centre de recherche et de restauration des musées de France apporte son soutien au musée Boucher de Perthes en accompagnant l’ensemble des travaux et en entreprenant l’étude de ces statues, corollaire indispensable d’une restauration optimale.
Les résultats qui furent présentés le 21 septembre et qui sont décrits ici sont tout à fait préliminaires et ne doivent pas être lus comme des conclusions, mais comme des questionnements : l’étude est encore très jeune et elle ne pourra avancer qu’en lien étroit avec les travaux de restauration.
Première statue : Hygie
La première statue, une grande figure féminine drapée, posée sur une haute plinthe moulurée, correspond à l’Hygie mentionnée par le guide de 1906 et reconnaissable sur l’iconographie ancienne du musée Boucher de Perthes (fig. 4 et 5). Elle porte un péplos, vêtement des femmes grecques aux époques archaïque et classique, reconnaissable au rabat (apoptygma) qui recouvre le torse et le dos et, sur les photographies anciennes, au bouffant (kolpos) ménagé au moyen d’une ceinture (fig ci-dessous).
Le serpent lové autour de son épaule (fig. 6) l’identifie à Hygie, dont les mythographes disaient que c’était la fille du dieu de la médecine, Asklépios, et qui était à la fois la déesse de la santé et la personnification de la Santé (son nom grec, Hygieia, est à la fois un nom propre et un nom commun, qui veut dire « santé »).
La statue, aujourd’hui très endommagée si l’on en juge par les photographies anciennes, présente un certain nombre d’altérations de surface, à commencer par une couche de micro-organismes verts, mousses et lichens, qui la recouvre aux endroits qui étaient encore à l’air libre (comme la statue d’« Esculape », elle était à semi-enterrée dans l’arrière-cour du musée).
On distingue par ailleurs de nombreuses traces d’anciennes restaurations : de petites mortaises destinées à des goujons en fer, qui servaient à sceller des morceaux de marbre (que l’on appelle, en italien, des tasselli) sculptés de manière à venir compléter les manques de la figure, des fils métalliques encore en place (fig. 5), qui servaient pour leur part à armer des comblements en plâtre, enfin, comme dans le bras gauche tendu vers l’avant, de gros goujons métalliques, pour sceller des pièces en marbre de grandes dimensions destinées à compléter la figure (de manière typique, les membres manquants de la statue au moment de sa découverte).
Ces traces témoignent en négatif des restaurations autrefois subies par les statues, et qui paraissent, si l’on en croit les images anciennes, de grande ampleur.
Il est typique du goût de l’Ancien Régime d’apprécier les vestiges antiques comme s’ils étaient complets, et de déployer des efforts considérables pour les restaurer et les rétablir dans un état de complétude, leur ajoutant bras, jambes, têtes et attributs divers. II faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que le fragment s’impose comme la forme normale des vestiges antiques de sculpture, tant pour la délectation esthétique que pour la connaissance scientifique, et plus tard encore pour que l’on entreprenne de défaire des restaurations anciennes…
Tout semble indiquer que les statues d’Abbeville ont subi, par la force des choses, une telle dé-restauration.
Statue masculine : Esculape ?
La deuxième statue (fig. 7), identifiée autrefois avec Esculape, le dieu romain de la médecine (il s’agit d’une importation du grec Asklépios, solennellement accueilli à Rome, sur l’île tibérine, au début du IIIe siècle avant notre ère), avait été restaurée conformément à cette identification.
Les photographies nous le montrent paré du bâton autour duquel s’enroule un serpent, attribut traditionnel du dieu et symbole intemporel de la médecine.
Dans son état actuel, cependant, plus rien ne l’identifie à Esculape/Asklépios. Tout ce que l’on voit est le vestige de la statue d’un homme drapé dans un ample manteau, en grec un himation, large pièce d’étoffe rectangulaire qui se prêtait à de nombreuses combinaisons de draperie. Ce manteau est drapé d’une manière fort simple : partant de l’épaule gauche, sur laquelle un des petits côtés de la pièce d’étoffe était posée, le personnage s’est ensuite drapé sous le bras droit, laissé libre. Un rabat de forme grossièrement triangulaire signale le torse. Le bras gauche est entièrement recouvert par le tissu, tandis que le geste de la main, posée sur la hanche, avait certainement pour fonction de le maintenir en place.
Sous cet himation, le personnage était nu : il ne portait pas le chiton (tunique) que revêtaient parfois les hommes sous leur manteau.
Si cette particularité de l’appareil rapproche notre « Esculape » de l’imagerie divine, et singulièrement de l’iconographie du dieu Asklépios/Esculape, elle insère plus sûrement encore la statue d’Abbeville dans une série iconographique remontant à l’époque hellénistique (332-27 av. J.-C.). Il s’agit de plusieurs statues masculines drapées dans lesquelles on reconnaît généralement des portraits.
La plinthe de cette statue, qui présente deux pieds et un étai aujourd’hui informe, a également été retrouvée (fig. 8). Les pieds du personnage étaient chaussés de sandales en cuir, très découpées et ajustée à la forme du pied, décorées sur le cou-de-pied d’une lingula, ou petite languette. On distingue sur « Esculape » des traces d’anciennes restaurations comparables à celles que présente la statue d’Hygie, ce qui trahit une longue histoire mouvementée.
Troisième statue : Femme à l'oiseau
La « Femme à l’oiseau » (fig. 9), enfin, nous présente une figure féminine drapée, vêtue d’une longue robe, portant dans ses bras un gros volatile et foulant aux pieds un serpent. Son style – plis traités en grosses masses, drapés volant, bouffants sur les manches – et son iconographie l’éloignent de la sculpture antique.
On notera par ailleurs qu’elle ne présente, au contraire des deux figures précédentes, aucune trace de restaurations antérieures. Les cassures qu’elle accuse sont nettes et ne montrent ni mortaises, ni surfaces apprêtées.
D’après les documents dont nous disposons, cette statue se dressait devant un corps de logis situé à droite du corps principal de l’hôtel Boucher de Perthes.
De nombreuses questions restent posées
De nombreuses questions sont ouvertes quant à l’iconographie de ces différentes statues et quant aux datations qu’on peut leur assigner. On peut en dire de même de leur histoire moderne, considérablement obscure.
Le guide publié en 1906 leur donnait une provenance précise : la collection du cardinal Joseph Fesch, oncle de Napoléon Bonaparte (1763-1839). En dehors de cette indication sommaire, nulle information.
Il est en réalité probable que les deux statues aient fait partie d’une très ancienne collection italienne, la collection Mattei, formée par deux frères, Ciriaco et Asdrubale, membres éminents de cette vieille famille de l’aristocratie romaine.
L’étude en cours doit préciser les modalités de leur transmission jusqu’à leur arrivée en Picardie.
La restauration comportera plusieurs étapes
La restauration prochaine de ces trois statues devrait permettre d’en apprendre beaucoup sur l’histoire matérielle des œuvres. L’observation et le relevé des traces techniques qu’elles présentent sera indispensable à leur connaissance approfondie.
- Il faudra, en priorité, dégager les marbres des micro-organismes et de l’encrassement qui les recouvre ; ce dégagement permettra de mieux apprécier le travail des surfaces et de réaliser une cartographie synthétisant les anciennes restaurations et les aménagements techniques (joints de raccords, mortaises, etc.).
- La deuxième étape du travail consistera à assurer le soclage des trois statues, de manière à permettre leur présentation au public. De ce point de vue, la pièce la plus problématique, qui nécessitera une réflexion poussée, est la statue masculine (« Esculape ») : sa plinthe est certes conservée, mais on peut être pessimiste sur l’étendue des raccords entre cette pièce et le fragment principal (le corps drapé), considérablement plus lourd, et qu’il paraît déraisonnable de lui faire supporter.
Des œuvres à importante dimension artistique, archéologique et historique
La restauration des trois statues, et en particulier celle des deux grandes figures qui ornaient le perron de l’hôtel de Chepy, est l’occasion de mettre en valeur l’histoire pluriséculaire dont elles sont porteuses.
Leur dimension artistique et archéologique, objet d’une redécouverte totale, devra bien évidemment être privilégiée, mais il faut également faire une place à part à la profondeur diachronique qu’elles sont susceptibles d’évoquer, et dont leurs stigmates récents, résultats du bombardement de 1940, ou plus anciens, traces des restaurations anciennement menées sur elles, constituent moins des manques ou des défauts à combler ou à masquer que les signes évocateurs de leur longue et tortueuse histoire.
Auteur, Martin Szeczyk.
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M. Szewczyk complètera ultérieurement cet aspect sur l'histoire des collections, après des études un peu plus poussées et avec une couverture iconographique conséquente.
Nous lui renouvelons nos plus sincères remerciements pour son intervention lors de ce palabre et pour nous avoir obligeamment communiqué le texte ci-dessus.
Nous espérons vivement avoir le plaisir de l'entendre à nouveau pour nous éclairer sur l'histoire énigmatique et "tortueuse" de ces statues.